3
Les remparts de la vaste cité n’étaient déjà plus visibles et l’obscurité engloutissait les prés autour d’Easton bien longtemps avant que les trois voyageurs se décident à établir leur campement. Ils avaient quitté la ville par la porte est, près des quais.
Easton était une ville portuaire, relique prospère héritée de l’époque des campagnes raciales de la Deuxième Ère. Si son statut de départ et les récentes tentatives de restauration en faisaient un grand centre artistique et culturel au carrefour des routes commerciales, on l’avait remise en état pour le combat pendant les guerres, et transformé en ville fortifiée, encadrée sur trois côtés par de hauts remparts de pierre de six mètres d’épaisseur qui se profilaient jusqu’au quai. Le remue-ménage des bateaux entrant et sortant du port couvrit leur fuite de façon très opportune.
Rhapsody avait déjà couru à travers les ruelles d’Easton, elle s’y était même fait traîner une fois ou deux, mais jamais mue par la volonté qu’affichaient ses deux compagnons incongrus, qui tantôt menaient la course, tantôt la portaient à demi dans les cours et les ruelles pavées. Seule sa connaissance de la ville lui permettait de suivre leur rythme.
Lorsqu’ils coupèrent à travers deux bâtiments abandonnés, alors qu’elle estimait qu’ils étaient depuis longtemps hors de portée, elle finit par perdre ses repères. Il ne faisait aucun doute qu’ils avaient maintenant semé à la fois leur poursuivants et les éventuels témoins. Arrivé devant une taverne grouillant de monde, sur le port, le plus petit des deux hommes s’arrêta.
« Ceux-là feront l’affaire », déclara-t-il avant de voler deux chevaux en plein jour.
Le géant souleva Rhapsody et la déposa sur l’un des animaux. Les deux hommes marchèrent sur quelques mètres avant de monter en selle eux-mêmes et de filer hors de la ville, à travers les champs au sud puis le long de la mer.
Le géant cheminait quelque peu en retrait, et Rhapsody entendait son cheval peiner pour suivre la cadence imposée par l’homme aux mains fines. En fait, et bien qu’assise devant lui, sur la même selle, elle n’entendait pas même son souffle. Elle avait presque l’impression de porter une lourde cape, plutôt que d’avoir dans le dos une personne en cavale, guidant le cheval sur lequel ils s’enfuyaient tous deux. Les vibrations du galop de l’animal masquaient ses propres tremblements.
Ils restèrent en selle tout l’après-midi. Rhapsody n’avait jamais franchi le rempart sud d’Easton auparavant, et elle ne cessait de lancer des regards mélancoliques derrière elle, tandis qu’elle s’éloignait de cet horizon gris de bâtisses de boue et de chaume, de temples de marbre en ruine, de maisons de pierre branlantes et de statues imposantes sombrant un peu plus dans l’obscurité à chaque seconde.
Une fois qu’ils furent hors de vue de la ville, ils ralentirent le pas, mais il demeurait évident que les deux hommes souhaitaient mettre autant de distance que possible entre Easton et eux. Même lorsque la nuit tomba, et que Rhapsody dut bien s’avouer perdue, peut-être même kidnappée et non pas sauvée comme elle l’avait d’abord cru, ils ne s’arrêtèrent pas.
Pendant un moment, Rhapsody avait trouvé dangereux que les chevaux poursuivent leur course alors que nul ne pouvait distinguer le chemin. Puis, sans prévenir, ils s’immobilisèrent. La nuit était maintenant tombée, nimbant les cavaliers de ténèbres.
« Pied à terre », dit une voix qui semblait suspendue dans l’air.
Avant qu’elle ait pu réagir, le plus petit des deux hommes la souleva de la selle. En une seconde il fut lui-même à terre, et d’un geste vif, il donna ses rênes à l’autre homme. « Grunthor, va perdre les chevaux », dit-il avant de disparaître dans l’obscurité.
Il quitta le champ de vision de Rhapsody en un instant. Elle se retourna vers la silhouette que la pénombre rendait plus gigantesque encore, tout en reculant d’un pas et en s’emparant en silence de sa dague, dans sa gaine au poignet.
Grunthor ne la regarda pas mais descendit de cheval, attacha chaque paire de rênes à la selle et recula. « Allez, filez. »
Mais les animaux étaient si épuisés qu’ils réagirent à peine. Comme s’il avait anticipé la chose, le géant retira son casque et se planta devant les chevaux, de sorte que chacun le vit bien clairement, même sans une once de lumière tombant du ciel. Il tendit les bras et rugit.
Le grondement se répercuta à travers la chair même des bêtes et celle de Rhapsody. Pendant un instant les montagnes se figèrent, puis la vie se réveilla et, pris de panique, les animaux s’enfuirent en hennissant, les yeux fous, comme la proie devant le prédateur.
Grunthor renfila son casque et se tourna vers Rhapsody. À la vue de l’expression peinte sur son visage, il éclata d’un rire énorme.
« Salut, beauté. Ravi de voir que c’est l’coup d’foudre pour vous aussi. Venez par là », fit-il avant de disparaître dans la nuit.
Rhapsody n’était pas certaine qu’il soit très prudent de suivre le géant, mais le mettre en colère n’était pas une meilleure idée, aussi le suivit-elle. Elle dut batailler pour ne pas se laisser distancer, tout en essayant de mettre les choses au clair dans sa tête. « Où va-t-on ? Faudra-t-il marcher tout le long ?
— Sûrement pas. On a eu notre compte de marche forcée, aujourd’hui. »
À l’horizon la pleine lune apparut, dorée, enveloppée de brume marine. La lueur qu’elle diffusait échouait à illuminer les ténèbres. Une noirceur impénétrable persistait, épaisse comme la mélasse, dans l’air estival. Rhapsody pensait avoir une bonne vision nocturne, pourtant elle se déplaçait toujours plus au toucher et à l’ouïe qu’à la vue.
Elle traîna derrière le géant, sur un chemin apparemment visible de lui seul, jusqu’à manquer de buter dans un petit feu. Grunthor avait fait un pas de côté à la dernière seconde, et dut tendre le bras devant elle pour l’empêcher de mettre la botte directement dans les flammes.
Le campement était déjà prêt. Elle n’aurait su dire si elle l’avait manqué parce que le géant se trouvait sur son chemin, lui bloquant la vue, ou à cause de la profondeur de la nuit, ou encore du fait de l’emplacement même de l’installation.
Grunthor alla se placer entre le vent et le feu, retira son casque et prit une longue inspiration avant de s’asseoir. Jusqu’ici, il avait prêté peu d’attention à la jeune femme. Bien que cela l’oblige à se placer directement dans la ligne de mire du géant, Rhapsody gagna l’autre côté du feu, et déposa son paquetage par terre. La fumée ne la dérangeait pas, mais elle espérait que les flammes feraient au moins une petite barrière entre eux, si nécessaire.
À la lueur du feu, elle inspecta le géant en face d’elle avec attention. Assis sur le sol, il était encore presque aussi grand qu’elle, ce qui signifiait qu’il mesurait plus de deux mètres, et était au moins aussi large qu’un cheval de trait.
Sous son lourd pardessus militaire, elle aperçut un éclat métallique. Son armure n’était pas familière à Rhapsody, et bien mieux façonnée qu’elle l’aurait imaginé. On aurait dit une sorte de carapace de reptile aux écailles de cuir, renforcées par des attaches métalliques, pourtant elle ne l’avait entendue ni craquer, ni grincer, depuis qu’elle s’était jointe aux deux hommes. Des armes aussi silencieuses n’étaient pas pour la rassurer. Il transportait une hache d’une largeur démesurée, plusieurs lames au tranchant pernicieux, et un certain nombre de crosses et de poignées dépassaient en éventail de son armure.
Le visage du géant effrayait la jeune femme plus encore. Une dent au moins saillait entre ses lèvres ; dans cette pénombre mouvante, il était très difficile de déterminer la couleur de sa peau épaisse comme le cuir. Ses yeux, ses oreilles et son nez disproportionnés lui mangeaient le visage et Rhapsody avait dans l’idée qu’il la voyait, la sentait et l’entendait bien mieux qu’elle. Au bout de ses doigts massifs, des ongles semblables à des serres donnaient à ses mains des allures de pattes griffues. C’était une créature de cauchemar d’adulte. Pour le moment il sortait de son sac de la nourriture et un récipient dans lequel la cuire, sans plus se préoccuper d’elle.
« Laissez-moi deviner : vous aviez entendu parler des Firbolgs, mais c’est la première fois que vous en rencontrez un, n’est-ce pas ? »
La voix râpeuse de l’autre homme résonnant derrière elle la fit sursauter. Elle n’avait à aucun moment senti sa présence. Elle continua cependant à dévisager le géant, de l’autre côté du feu.
« Vous êtes un Firbolg ? Vous n’en avez pas l’air.
— Que voulez-vous dire par là, je vous prie ?
— Je suis désolée, je ne voulais pas me montrer grossière, s’excusa-t-elle en rougissant à la lueur du feu de camp. C’est juste que, eh bien, dans ma courte expérience, je n’ai entendu décrire les Firbolgs que comme des monstres.
— Et dans mon expérience pas si courte, on ne conçoit les Lirins que comme amuse-gueules, répliqua Grunthor d’un ton jovial, sans la moindre trace de rancœur.
— J’en déduis qu’il serait préférable de ne se fier à aucune de ces hypothèses, suggéra la silhouette en cape noire.
— Absolument », approuva Rhapsody, souriant et frissonnant à la fois. Elle avait comme l’impression que le géant ne plaisantait pas.
L’homme mince lâcha une pile de carcasses de lapins près de son compagnon.
« Qui êtes-vous ?
— Je m’appelle Rhapsody. J’étudie la musique. Je suis Barde.
— Pourquoi ce garde vous pourchassait-il ?
— À ma grande surprise, et à mon grand désespoir, ils sont au service d’un imbécile qui voulait qu’on m’amène à lui.
— Dans quel but ?
— Dans un but récréatif, je dirais.
— Et cet imbécile, il a un nom ?
— Il se fait appeler Michael, le Vent de la Mort. Nous sommes nombreux à lui donner des surnoms moins flatteurs, derrière son dos. »
Les deux hommes échangèrent un regard, puis l’homme en cape se tourna de nouveau vers elle.
« D’où le connaissez-vous ?
— Je suis désolée de l’avoir compté parmi mes clients, il y a trois ans, lorsque j’exerçais la profession de prostituée, répondit Rhapsody avec honnêteté. Ce n’était pas vraiment par choix, mais on ne choisit pas grand-chose, dans ce métier. Malheureusement, il est devenu un peu obsédé par ma personne, et à l’époque il m’a dit qu’il reviendrait me chercher, mais c’était un tel moulin à paroles que je ne m’en suis jamais beaucoup inquiétée. Première erreur de calcul de ma part. La deuxième s’est produite aujourd’hui, lorsqu’il m’a envoyé un de ses sous-fifres pour m’emmener, et que j’ai refusé de venir. S’il s’était agi d’un de ses larbins habituels, j’aurais pu leur échapper, mais il a réussi à s’allier la garde de la ville, depuis la dernière fois que je l’ai vu.
— Pourquoi n’avez-vous pas simplement accepté de le voir, pour ensuite aller vous cacher ?
— J’aurais menti.
— Et alors ? demanda l’homme en cape noire. Vous vous en seriez sortie.
— Je ne mens jamais. Je ne peux pas. »
Grunthor gloussa. « Vous avez plutôt la mémoire courte, j’dirais, ma grande. I’m’semble bien que vous avez raconté aux gardes que vous et nous, on était d’la famille. Et je peux vous assurer que vous seriez un peu déplacée, à une de nos réunions familiales.
— Non, s’interposa l’homme à voix râpeuse, le regard soudain rempli de compréhension, alors qu’il la dévisageait. C’est pour cela que vous nous avez d’abord demandé de vous adopter. »
Rhapsody acquiesça. « C’est exact. Ma tentative de les décourager n’aurait pas fonctionné, si cela n’avait pas été vrai, du moins en quelque sorte.
— Pourquoi ça ?
— Le mensonge est interdit dans la voie que j’ai choisie. Les menteurs ne peuvent devenir Baptistrel, le degré le plus haut des Bardes. Il faut que la musique de notre langage reste au diapason du monde qui nous entoure. Le mensonge corrompt ces vibrations et souille ce que l’on a à dire. Il ne s’agit pas d’une science exacte, puisque la vérité est en partie influencée par la perspective.
» Voilà pour la raison professionnelle. Pour ce qui est de ma philosophie personnelle, mes parents m’ont toujours dit que tromper était mal. Et plus récemment, c’est parce que, depuis que je me suis libérée de mon ancienne... euh... occupation, la vérité est ce que je chéris le plus. Il n’y a vraiment aucune vérité, dans le métier de prostituée – on est toujours le mensonge de quelqu’un d’autre. Et il faut se mordre la langue pour participer aux fantasmes des autres, des fantasmes qui pour la plupart nous révulsent.
» Aussi, maintenant que je suis libérée de cette vie, je n’ai pas pu contenir une seule seconde de plus ma haine pour Michael. C’était sans doute une erreur, mais je ne suis pas certaine que j’aurais pu faire autrement, et me supporter après.
— Ben, y a pas de mal.
— Si, justement. Je viens de m’exiler hors d’Easton. J’ai sans doute crevé les yeux d’un garde de ville en essayant de m’échapper. Je ne peux plus y retourner. »
Le plus petit des deux hommes éclata d’un rire rauque. « Je doute qu’il y ait eu des témoins oculaires.
— Peut-être que personne ne vous a vus, vous, rectifia Rhapsody. Mais pour moi, c’est une autre histoire – ils m’ont pourchassée sur huit rues.
— Alors vous avez un problème. » L’homme en cape se recula, inspectant le champ du regard, tandis que la fumée du feu dessinait une vrille torsadée à l’assaut des étoiles. « Vous pouvez simplement choisir de ne pas y retourner. Y a-t-il une famille que vous laissiez derrière vous, ou quelqu’un ailleurs sur qui vous puissiez compter ? »
L’indifférence flagrante dans sa voix donna à Rhapsody l’impression qu’il s’agissait d’un interrogatoire, et non d’une tentative de donner un avis amical. Elle était presque certaine d’avoir réussi à les convaincre qu’elle était inoffensive et pour le moins insignifiante, mais l’épuisement de la fuite et l’incertitude de l’avenir proche commençaient à la miner.
Entre-temps le géant firbolg avait dépouillé les lapins et arrangé les braises pour les rôtir. Rhapsody ne savait pas si elle devait s’attendre à ce qu’ils lui offrent de partager leur repas, mais elle n’aurait pas été surprise de les voir manger les animaux crus. Lorsqu’elle avait décidé de devenir Barde, l’une de ses premières leçons avait été une chanson épique de l’histoire firbolg qui lui avait laissé une impression macabre que ses deux sauveurs n’avaient pas démentie depuis.
Ces hommes se mouvaient comme s’ils voyageaient ensemble depuis longtemps. Le rituel de la préparation du repas trahissait l’habitude et le respect mutuel. L’homme mince avait tué les lapins ; le géant les avait dépouillés. Ce dernier faisait le feu ; l’autre homme allait chercher le combustible. Le repas tout entier, depuis la viande jusqu’aux racines qu’il avait aussi fallu faire cuire, y compris l’installation du campement, tout se passa sans un seul mot échangé. Ils se comportaient presque comme si elle n’était pas là. Grunthor se pencha une fois vers elle, par-dessus le feu, pour lui tendre un gros morceau de viande grésillante au bout d’une broche, mais elle secoua la tête.
« Non, merci. »
Pour sa part, elle se contenta d’un petit morceau du pain que lui avait donné Pilam et mit le reste dans la poche de sa cape, plutôt que de le ranger dans son sac. Elle se sentait de plus en plus mal à l’aise avec ses compagnons et voulait être prête à fuir en cas de nécessité. Son sac ne se trouvait pas à portée de main. En temps normal elle n’aurait pas songé une seconde à abandonner ses instruments, mais lorsqu’il s’était mis à manger, Rhapsody avait aperçu le visage de l’homme.
Au début, elle tenta de le regarder sans se faire surprendre, mais rien ne l’avait préparée au choc de ce visage à peine plus humain que le faciès terrifiant du géant.
Sur toute la surface de la peau, elle ne trouva pas un seul endroit lisse. Elle n’était pas criblée de bourrelets, mais zébrée de cicatrices, de trous de vérole et de veines apparentes. Elle avait déjà vu des visages malades, des visages marqués par le temps, les armes et d’autres fléaux, l’alcool ou bien pire, mais dans ce cas précis on aurait dit que tous les Cavaliers du Destin lui avaient piétiné la figure, lacéré le nez et enfoncé toute la chair alentour dans la violence de la chevauchée.
Mais ce furent surtout ses yeux qui la prirent au dépourvu, des yeux qu’on aurait dit prélevés sur deux têtes différentes. Ils n’avaient ni la même forme, ni la même taille, ni la même couleur, et ils n’étaient pas même disposés symétriquement dans ce visage singulier et effrayant. Il avait l’air d’être en train de régler une arme. Et elle se rendit soudain compte qu’il l’observait.
Rhapsody habitait la ville depuis suffisamment longtemps et lisait assez vite les physionomies pour ne plus se faire surprendre en train d’épier les gens. Elle se ressaisit rapidement, non sans maladresse. « Et où allez-vous, maintenant ?
— Au large de l’Île. »
Elle sourit d’un air incertain. « Vous aussi, vous devez avoir irrité quelqu’un de vraiment important. »
Un nuage masqua un instant la lune. Rhapsody eut le sentiment diffus qu’elle devait rester sur ses gardes.
Elle continua à le scruter à travers le feu, qui semblait avoir subi un changement très subtil. Tandis qu’elle regardait l’homme mastiquer, le feu gronda et se refléta dans ses yeux. Elle l’imaginait en train de ruminer ses réponses, tandis qu’il la fixait en mâchonnant son lapin rôti – celui qu’elle se sentait à présent complètement idiote d’avoir refusé. On a tous droit à un dernier repas, se dit-elle à regret.
Quelque part, au plus profond de son intimité, dans cette partie d’elle qui était Baptistrelle, une chanteuse d’histoires, elle entendit sa note personnelle résonner à travers les grondements du feu et le silence des hommes. La clarté de sa note baptistrale, sa pierre de touche de vérité, lui susurra que c’était un piège, une ruse du feu. Puis elle vit les mains fines et le visage ravagé traverser les flammes même, et elle comprit qu’il était trop tard pour fuir. Elle cligna les yeux, les paupières lourdes, mais pas seulement du fait de l’épuisement ; la fumée devait contenir une quelconque herbe hypnotique qui ne lui était pas familière.
Malgré sa colère, il ne la toucha point. Il s’empara de son sac posé près d’elle sur le sol et se mit à fouiller dedans.
« Qui êtes-vous ? » demanda l’homme en cape noire. Sa voix n’était qu’un sifflement fricatif, et sa cape fumait encore de son saut par-dessus les flammes. Il attendait une réponse.
« Hé, reposez ça. » Elle tenta de se lever, mais se contenta finalement de se secouer, pour dissiper cet état de transe.
Le géant se redressa. « Je f’rais pas ça, si j’étais vous, mam’zelle. Répondez juste à la question.
— Je vous l’ai déjà dit. Je m’appelle Rhapsody. Maintenant, reposez ça avant de casser quelque chose.
— Je ne casse jamais rien, à moins d’en avoir l’intention. Alors je vous le redemande. Qui êtes-vous ?
— Je pensais avoir été assez claire la première fois. Voyons, je vais réessayer. Rhapsody. Ce n’est pas ce que je vous ai dit ? » Elle avait la tête qui tournait, et ses réponses paraissaient confuses.
« Qu’avez-vous mis dans le feu ?
— Je m’apprête à y mettre vos cheveux. Comment saviez-vous qui j’étais ? »
De ses doigts qui tenaient davantage de cisailles, il attrapa le bras blessé de la jeune femme, rendant insensibles le poignet et la main. Ses muscles se mirent à se contracter sans qu’elle les sollicite. À chaque battement de son cœur, l’afflux de sang s’interrompait sous l’emprise de l’homme et provoquait un petit choc douloureux.
Rhapsody ne réagit pas. Parmi ses qualités figurait une grande tolérance à ce genre de traitements. Elle avait aussi appris que dissimuler sa douleur et sa peur pouvait lui sauver la vie.
« Je ne sais absolument pas de quoi vous parlez, et encore moins qui vous êtes. Maintenant, lâchez-moi.
— Dans cette ruelle, vous avez dit mon nom à ces gardes. »
Elle avait beau ne plus sentir ses doigts, elle ne bougea pas. Messieurs, vous arrivez juste au bon moment pour rencontrer mon frère. Mon frère, voici les gardes de la ville. Messieurs, voici mon frère – Achmed, le Serpent. En dépit de son état, elle n’en sentit pas moins de l’embarras. « J’avais besoin d’un allié à ce moment-là, et il se trouve que vous étiez là. C’est le premier nom un peu effrayant qui me soit venu, même si maintenant il me paraît un peu... Je suis désolée. Je n’aurais pas dû me permettre.
— C’est pas de ça qu’il parle, dit Grunthor. Comment vous saviez qu’il est le Frère ?
— Le frère de qui ? »
Pendant un instant, Rhapsody pensa que c’était allé trop loin, qu’elle allait s’évanouir. À chaque question, elle avait la sensation qu’il lui brisait un peu plus le bras. Il relâcha soudain son emprise et fixa son partenaire, de l’autre côté du feu. Puis son regard se posa de nouveau sur elle.
« J’espère vraiment que vous faites semblant d’être aussi stupide.
— Non, j’ai bien peur que non. Je n’ai aucune idée de ce dont vous parlez. Votre nom est censé me dire quelque chose ?
— Non.
— Alors voulez-vous bien me lâcher ? »
Grunthor vint l’aider à tenir debout lorsque l’homme au visage de cauchemar la relâcha et se remit à fouiller dans son sac. « Ce qu’il veut dire, c’est que ces soldats qui vous poursuivaient, c’est rien à côté de c’qui nous poursuit, nous. C’est du sérieux, mam’zelle. Mon ami veut que vous lui expliquiez comment vous savez qu’il s’appelle le Frère.
— Je suis désolée, mais je n’ai jamais entendu parler du Frère, si tel est votre nom. J’essayais seulement de les convaincre que vous étiez mon frère. C’est pourquoi je vous ai demandé si vous vouliez bien m’adopter, afin que ce soit vrai. J’imagine que c’est une coïncidence malheureuse. Mais je vous ai déjà dit que je ne mentais jamais. Alors croyez-moi, ou bien tuez-moi, mais ne brisez pas mes instruments.
— Je les réduirai en miettes un par un à la seconde si vous ne me révélez pas toute la vérité. Vous aviez sans doute des parents bien intentionnés. Vous étiez peut-être autrefois une prostituée professionnelle, peut-être avez-vous prêté serment. Peut-être êtes-vous aujourd’hui l’épouse d’un saint homme qui se délecte de votre franchise. Maintenant dites-moi qui vous êtes vraiment, et comment vous avez su me nommer.
— Pour commencer, apprenez-moi qui vous êtes tous deux, et ce que vous comptez faire de moi. »
Les yeux perçants la scrutèrent avec dureté. « Voici Grunthor. Personne n’en a jamais fait un secret. »
Le géant lui lança un regard furtif. « Mais vous pouvez aussi m’appeler "l’Autorité Suprême Qui Ne Souffre Aucune Désobéissance", fit-il d’un ton léger. C’est comme ça que m’appellent mes hommes. »
Cette plaisanterie eut l’effet escompté. L’homme en cape échangea un regard avec le géant, puis eut l’air de se détendre un peu. « Pour l’instant, Achmed me va aussi bien qu’autre chose, puisque c’est ainsi que vous avez choisi de m’appeler, concéda-t-il de mauvaise grâce. Quant à savoir qui je suis, et quel sort je vous réserve, ces deux aspects restent encore à déterminer. Vous avez prononcé mon nom, puis vous l’avez changé. En temps normal ce ne serait là qu’une petite contrariété, mais ceux qui nous poursuivent savent faire parler les morts, et c’est ce qu’ils feront sans l’ombre d’un doute s’ils pensent pouvoir en apprendre quelque chose. Ces trois idiots vous ont entendue. Qu’est-ce qu’une traînée fait avec des instruments de ce prix ? »
Rhapsody se frotta l’épaule, sentant la douleur s’atténuer enfin. « Je ne suis pas une traînée. Comme je vous l’ai dit, j’étudie la musique et je suis arrivée au grade de Barde des Traditions lirin, ce que nous appelons un Enwr. J’avais pour but de devenir Baptistrelle, ou Canwr. C’est une voie difficile, mais les talents qu’elle suppose sont très utiles.
» Il y a quatre ans, j’ai été acceptée comme apprentie. J’ai étudié pendant trois ans auprès de Heiles, un Baptistrel de grand renom habitant à Easton, mais il y a un an environ, il a disparu sans laisser de trace, et j’ai dû me résigner à finir mon apprentissage par moi-même. Et je terminais mes dernières recherches ce matin même.
— Que savez-vous faire ? »
Rhapsody haussa les épaules, puis tendit ses mains douloureuses vers le feu. « Toutes sortes de choses. Le principal sujet d’étude des Bardes, ce sont les traditions. Parfois il s’agit de vieux contes, ou de l’histoire d’une race ou d’une culture en particulier. Parfois c’est la connaissance et la maîtrise d’une discipline, comme l’herboristerie magique ou l’astronomie. Parfois c’est une série de chants et de chansons relatant une histoire importante qui sans cela serait perdue. »
L’homme désormais connu sous le nom d’Achmed la dévisageait. « Et parfois c’est la connaissance des pouvoirs anciens. »
Rhapsody déglutit pour tenter d’apaiser sa nervosité. La question de la tradition tenait plus de la croyance religieuse que de la science. C’était la manière dont les gens de sa race et de sa profession tiraient sagesse et puissance des vibrations de la vie qui les entourait. Puisque dans la croyance lirin Dieu et la Vie n’étaient qu’une seule et même entité, l’usage de la tradition était une forme de prière, une sorte de communion avec l’Infini. Et elle n’avait aucune envie de débattre de ce sujet avec un inconnu, surtout pas celui-là.
Elle leva les yeux vers lui et lut dans son regard une intensité qui la piqua au vif. Ce regard la forçait à parler, exigeait une réponse.
« Parfois, oui, mais ils ne sont en général accessibles qu’aux Baptistrels et aux Bardes de grande expérience. Et même dans ce cas, la raison pour laquelle un Baptistrel peut convoquer la puissance d’un élément primordial tel que le feu ou le vent, ou d’un élément secondaire, comme le temps, c’est qu’il en a une connaissance intime. Il en sait l’histoire, en un sens. C’est là une autre justification du Serment de Vérité parmi les Baptistrels : si on injecte du mensonge dans la tradition, on en dilue l’histoire et elle finit par s’affaiblir pour tout le monde. »
L’homme en cape rangea la harpe enroulée dans sa toile dans le sac de la jeune femme et tira d’un coup sec sur le lien qui le fermait. « Alors je vous repose la question, Barde : qu’est-ce que vous, vous savez faire ? »
Rhapsody hésita. Cet homme autrefois connu sous le nom du Frère souleva son sac du sol, le balançant en équilibre précaire sur un doigt, au-dessus du feu. C’était là la menace la plus subtile qu’elle ait vue. « Pas grand-chose, en dehors de chanter un répertoire assez conséquent de ballades historiques et d’épopées. Je sais trouver des herbes à jeter dans le feu pour envoûter. Voilà qui ne va pas vous impressionner beaucoup, de toute évidence, puisque vous savez en faire autant. Je sais apporter le sommeil aux agités, ou prolonger celui de quelqu’un qui dort déjà, talent avant tout utile aux jeunes parents et aux bébés difficiles.
» Je sais soulager les douleurs du corps et du cœur, soigner les plaies mineures et réconforter les mourants, leur faciliter ce passage. Parfois je vois leur âme s’envoler vers la lumière. Avec quelques bribes et un public enthousiaste, je peux vous concocter une histoire improvisée. Je sais dire la vérité absolue, telle que je la connais. Et lorsque je fais cela, je peux changer les choses. »
Rhapsody montra son sac du doigt, et il le lui rendit. Elle fouilla à l’intérieur sans même regarder, et en sortit une fleur toute fripée, issue de sa séance de travail du matin. Avec délicatesse, pour éviter de désagréger ce qu’il restait de pétales séchés, elle posa la fleur sur sa paume ouverte et prononça son nom comme au plus beau de sa splendeur estivale.
Doucement, mais sans faillir, les pétales allèrent chercher leur vitalité intérieure et tandis qu’elle murmurait les mots, ils se gonflèrent sous leurs yeux. Grunthor toucha la fleur du bout de sa griffe et elle ploya légèrement, comme l’aurait fait une fleur tout juste coupée. Puis Rhapsody se tut, et la vie s’évapora dans la pénombre.
« En théorie, je pourrais aussi en tuer un champ entier en prononçant le nom de leur mort, si je le connaissais. Alors voici comment j’expliquerais plus ou moins les événements de cet après-midi : nous nous sommes rencontrés dans les circonstances que vous savez. Par inadvertance j’ai prononcé votre vrai nom, ce dont je vous prie humblement de m’excuser, mais ce n’était après tout qu’un accident. Et alors je vous ai renommé : à présent vous êtes vraiment Achmed le Serpent, c’est votre identité la plus intime possible. Pardon de m’être montrée aussi présomptueuse. Je ne savais pas du tout que je pouvais déjà le faire. Je suppose que vous êtes mon premier.
— Quelle ironie, dit l’homme qu’elle avait baptisé Achmed, un sourire sarcastique aux lèvres. Je me demande combien d’autres hommes vous ont entendue prononcer ces mots.
— Un seul, répliqua-t-elle sans même une pointe d’indignation dans la voix. Comme je vous l’ai déjà dit, et que je suis un peu lasse de vous répéter, je ne mens pas. Pas volontairement, en tout cas.
— Tout le monde ment, ne soyez pas naïve. Je ne sais pas dans quelle mesure votre petite ruse a réduit le temps que nous avons devant nous, ou bien si elle a brouillé les pistes.
— Vous voulez bien au moins m’apprendre qui vous fuyez ? Moi je vous ai tout dit de mes projets, et qui me pourchassait, et voilà que vous me laissez en plan au milieu de nulle part, sans me donner le moindre indice sur votre identité, votre destination... ou même si vous n’êtes pas pire que ce que j’ai fui. Je veux savoir si je devrais rester, ou retourner tenter ma chance avec les gardes.
— À supposer qu’on vous donne le choix. »
Achmed lui tourna le dos et conversa à voix basse avec Grunthor. Pendant un très long moment elle fut tenue à l’écart dans cet état de frustration et de confusion. À mesure que son esprit se libérait des vapeurs toxiques, elle commençait à envisager de fuir et, si elle y parvenait, de trouver un endroit où survivre. Tandis qu’elle rangeait ses affaires dans son sac, Grunthor s’approcha d’elle. Elle se retourna vivement, mais l’autre homme avait disparu.
« Mam’zelle, vous devriez venir avec nous.
— Pourquoi ? Où ?
— Retourner à Easton, c’est la mort. Si le Vent de la Mort vous rattrape pas, alors ce s’ra notre problème à nous qui vous rattrapera. Vous pourrez pas raconter que vous étiez pas avec nous, et ils vous tortureront jusqu’à ce que vous disiez ce que vous savez ou bien que vous leur mouriez entre les pattes, ou les deux.
— Je peux me rendre dans une autre ville. Il y a plein d’endroits où se cacher. Je m’en sortirai très bien toute-seule, merci.
— C’est vous qui choisissez, ma chère, mais vaut mieux partir que rester.
— Où est l’autre ?
— Oh, vous voulez dire "Uchmed" ? Je crois bien qu’il est allé chercher Michael, pour s’assurer qu’il a pas encore repéré notre trace. »
Les yeux de Rhapsody s’arrondirent en une expression horrifiée. « Michael ? Michael nous suit ?
— Possible. Difficile à dire. Il avait établi son campement à l’extérieur du rempart nord-ouest quand on est sorti, alors il a pas dû trop s’approcher, sauf s’il tient vraiment à vous retrouver. Nous on a aucun problème avec Michael. »
Rhapsody inspecta les environs d’un air anxieux. « Où allez-vous ?
— Vous pouvez nous suivre jusqu’à la forêt, si vous voulez.
— Les bois lirin ? La Forêt Enchantée ?
— Oui, c’est bien celle-là.
— Je croyais que vous disiez vouloir quitter l’Île. »
Le géant frotta son menton en galoche. « Oh oui, croyez-moi. Mais on va à la forêt d’abord.
— Qu’avez-vous à faire dans les bois lirin ?
— En fait, c’est une sorte de pèlerinage, mam’zelle. On va voir le Grand Arbre. »
Une expression de fascination et d’effroi mêlés se peignit sur le visage de Rhapsody. « Sagia ? Vous allez voir Sagia ?
— Ouais, c’est exact. On va présenter nos respects au Grand Arbre lirin. »
Les yeux de Rhapsody se rétrécirent.
« Vous n’allez pas lui faire de mal, au moins ? Ce serait une erreur monumentale de votre part. »
Grunthor prit un air offensé. « Bien sûr que non, répliqua-t-il, indigné. On avait l’intention de prier un p’tit peu. »
Rhapsody s’apaisa. « Très bien, fit-elle en soulevant son sac. Je vous accompagne, au moins jusqu’aux bois.
— Combien il vous reste de kilomètres dans les jambes pour aujourd’hui, mam’zelle ?
— Le nombre dont j’ai besoin, je dirais.
— Alors j’ai bien peur que vous soyez la seule. On a passé la journée sur la route, et on campe ici. Pourquoi vous feriez pas un petit somme, ma belle ? On vous réveillera à l’heure de partir, avant le lever du jour.
— Mais on sera à l’abri ? De Michael, je veux dire ? »
Une expression de sincère surprise traversa le visage du géant. « Oh, complètement à l’abri, ma chère. Aucune inquiétude.
— Je peux monter la garde, proposa Rhapsody. J’ai une dague. »
La voix d’Achmed s’éleva derrière elle dans l’obscurité. « Eh bien, pour tout dire je vais bien mieux dormir en sachant que vous nous protégez, Rhapsody. Essayez de ne pas blesser de petits animaux susceptibles de nous attaquer cette nuit. Sauf s’ils sont comestibles. »
Au cœur des collines des Hautes Terres, à l’intérieur de l’Aiguille, le caveau d’obsidienne silencieux qui en était le centre névralgique caché, les yeux cerclés de rouge de l’hôte humain du F’dor s’ouvrirent soudain dans la pénombre.
Un bruit de chaîne.
Lentement, Tsoltan se redressa contre le catafalque poli sur lequel il se reposait la plupart du temps. Il tendit les mains dans le noir, essayant en vain d’attraper les extrémités invisibles de cette corde métaphysique avec laquelle il maintenait son plus grand trophée à l’état d’esclave. Rien. Plus même l’ombre de cette emprise absolue dont il jouissait auparavant.
Le Frère avait rompu sa laisse.
À mesure que montait sa fureur, le prêtre-démon sentit l’air qui l’entourait s’assécher et se raréfier subitement, sur le point d’exploser. Tsoltan se leva d’un bond et parcourut les longs couloirs qui menaient à la Chambre Profonde.
Des étincelles s’allumaient sur son passage, enflammant les tapisseries, les nappes d’autel, ainsi que les chasubles de quelques malheureux prêtres, en chemin. Ses larbins suffoquaient dans l’air bouillant et frissonnaient dans la lumière noire des flammes, reconnaissant ce feu pour ce qu’il était – le prélude à l’explosion de la fureur du démon.
Dévoré par la rage, il gravit les marches de marbre rouge qui menaient à l’autel le plus haut, lieu des sacrifices par le sang. Imposant bloc d’obsidienne, taillé à la Deuxième Ère par le Nain de la Montagne Septentrionale, il avait été autrefois la pierre d’angle d’un temple dédié au Tout-Dieu, la Divinité de la Vie, construit par les races unies.
Il reposait à présent au sommet du gigantesque escalier de cercles concentriques en marbre montant vers le plafond invisible de l’Aiguille. Les entraves en cuir rivées au noyau central et les petits réceptacles métalliques constituaient un témoignage amusant du passage du temps et des changements survenus. Cet endroit lui avait paru l’emplacement idéal où emprisonner le vrai nom du Frère, ce Dhracien que son don de naissance avait lié à la populace de Serendair par le sang de la vie. L’Enfant du Sang, comme on l’appelait dans certains cercles.
De grands brasiers de cérémonie, aux flammes froides et silencieuses, s’animèrent soudain dans un grondement et un hideux cercle de feu noir hurlant s’alluma sur son passage. Les flammes fumantes lançaient des ombres funestes sur les murs au loin, ondulant et se tordant dans une impatience macabre.
Sur le point d’atteindre l’autel sacrificiel, Tsoltan hésita un instant. Il tendit une main tremblante et caressa avec douceur les symboles de haine gravés avec une délicatesse exquise dans la surface polie, retraçant du bout du doigt les entrelacs noirs et encrassés qui sillonnaient la table lisse, dessinant une courbe descendante jusque dans la vasque de cuivre au centre.
Par cette bouche de métal, il avait nourri l’âme captive de l’assassin du sang de la race du Frère et, lorsque les Dhraciens avaient été pour la plupart exterminés, de celui d’autres innocents, afin de garder en vie le sang unique de sa prise, même réduite en esclavage.
Ce qui avait été un moyen particulièrement efficace de s’assurer la coopération du Frère dans son projet ; même si Tsoltan ne se faisait aucune illusion quant à l’allégeance de l’assassin. Il s’agissait seulement d’un tour de passe-passe pour s’adjoindre ses services ; le Frère avait la réputation, bien avant la capture de son nom véritable, de n’accepter que les missions qu’il choisissait lui-même. Sa mise aux fers avait changé ce mode opératoire. Elle en avait fait l’arme la plus redoutable de Tsoltan et son premier agent dans l’accomplissement des dernières étapes de son plan.
Les mains du F’dor assurèrent leur prise sur la table de l’autel. Il murmura les paroles d’Ouverture dans l’ancienne langue de l’Avant-Temps, des instructions perverses et surpuissantes arrachées à la naissance même du feu, cet élément duquel avaient jailli tous ceux de sa race. L’autel de pierre noire miroita pendant un instant, puis se mit à rougeoyer tandis que brûlait le feu au cœur de l’obsidienne, liquéfiant la pierre en une coulée de verre fondu. Dans un sifflement brutal, l’autel se brisa en deux.
Tsoltan déchira les couches de pierre aqueuse pour atteindre le reliquaire creux lové au cœur de l’autel, ce reliquaire dans lequel avait été enseveli le nom du Frère. Le moment où l’on avait apporté ce nom jusqu’à l’autel pour le faire sceller dans la pierre avait été un instant de satisfaction à l’état pur pour le F’dor, l’instant le plus singulier qu’il lui avait été donné de vivre, du moins dans cette vie-ci.
C’était la récompense d’une lourde recherche et de beaucoup de dépenses, tout d’abord l’obtention du nom, puis sa capture. Pour finir, après des mois de torture d’une telle ignominie qu’elle confinait à l’art, on avait réussi à persuader le plus grand Baptistrel de tout Serendair d’écrire ce nom en écriture musicale sur un rouleau de soie ancienne. C’est Tsoltan en personne qui avait pris le rouleau de la main sans vie de cet homme pour l’entourer amoureusement d’une puissante sphère protectrice et tourbillonnante, tirée de la lueur du feu et maintenue en place par le mouvement de la Terre même. C’était là une chose de toute beauté, et la sceller à l’intérieur de l’autel l’avait plongé dans un état de tristesse étrange, presque orphelin de la joie que cette capture lui avait procurée.
Pas aussi démuni, cependant, qu’en cet instant précis. Le reliquaire ne contenait pas de globe éclatant, pas de rouleau de Baptistrel, rien que des lambeaux de soie, comme laissés là par une explosion mineure. Tsoltan en rassembla les morceaux d’une main fébrile, en quête du texte musical, mais le tissu lacéré était vierge.
Un hurlement de fureur résonna dans la chambre colossale, fissurant les murs d’obsidienne. Les serviteurs de Tsoltan demeurèrent dans l’effroi d’être appelés, mais n’entendirent plus rien. Un instant plus tard, leur appréhension atteignit son apogée, et ils plongèrent dans l’horreur. Ils sentirent les ténèbres s’abattre sur eux, palpables et glacées telle une brume tombant sur leurs épaules.
Tsoltan invoquait le Shing.